Brèves Regardez la neige...

Nos brèves autour de "Regardez la neige qui tombe..."


Les poings ou les mots ?

Le 5 mars 2021, Saint Priest

 

A l’occasion d’une semaine de résidence sur Tchekhov au Lycée Condorcet de St Priest, en collaboration avec le Théâtre Théo Argence, Françoise Morvan et André Markowicz, les traducteurs de l’ensemble des fragments que nous avons choisis pour nous promener dans l’œuvre d’Anton, nous ont fait l’immense plaisir de venir découvrir notre travail, un matin, à 10 heures, au milieu des élèves…

Juste avant la représentation, j’avais deux heures d’atelier avec un groupe de Seconde. Je découvre, au début de mon intervention, que toutes les filles de la classe ne pourront assister au spectacle car elles ont, me disent-elles, un cours obligatoire de « self-défense », au même moment…Je montre ma déception et redouble d’énergie pendant 1h45 pour qu’elles gardent, au moins, un bon souvenir, et de Tchekhov, et du théâtre. A la fin de la séance, une élève demande à son enseignante de lettres si elle peut, malgré tout, assister à la pièce qui va démarrer maintenant dans une quinzaine de minutes…Je sens l’enseignante hésiter… Alors, je dis aux élèves :

 

« Écoutez, et si nous disions que, ce matin, c’est vous qui avez le choix entre ces deux propositions : un atelier de « self-défense » ou une pièce de théâtre sur Tchekhov. Avec votre enseignante, nous nous engageons à vous "couvrir" pour que vous n’ayez aucun problème avec l’administration. »

 

Là, les 10 filles lèvent le bras en chœur et choisissent le théâtre. Les mots à la place des poings… Et moi, je souris intérieurement, et je pars me préparer, ragaillardi par cette petite victoire du théâtre…. Quelques minutes plus tard, Françoise et André sont entourés d’élèves et parmi eux mes dix filles, souriantes et heureuses d’être là… La représentation fut très agréable pour nous, avec une écoute incroyable et un échange exquis juste après le spectacle entre nos jeunes spectateurs et nos traducteurs…

 

A 14 heures, nous rejouons. Cette fois, notre public est, comment dire, quelque peu plus « viril » et plus bouillonnant que le matin…Et pendant la scène de l’Ours, quand Rafaèle revient avec, en guise de revolvers, deux livres de Tchekhov (dans la traduction d’André et Françoise), un élève, impressionnant par sa taille et sa corpulence, me lance, d’une voix forte : « Monsieur, c’est pas des révolvers, c’est des livres ! ». Fine observation qui fit ricaner ses camarades.  Et moi, je lui réponds, du tac au tac : « tu apprendras peut-être un jour qu’on peut manier les mots comme des armes, et qu’ils sont parfois plus puissants que les balles ! ».

 

Le lendemain matin, à l’occasion d’un ultime atelier au lycée, je retrouve mon « Ours » de la veille et nous revenons sur notre échange. Je sens que ma métaphore sur « les mots comme des armes » est restée quelque peu vaporeuse : je décide alors de lui raconter une histoire (vraie).

 

« Un soir, il y a une quinzaine d’année, vers trois heures du matin, je me retrouve sur une passerelle enjambant la Saône et de l’autre côté, marchant vers moi, je vois un jeune homme ivre de colère, hurlant, seul dans la nuit, une bière à la main…Quand il arrive à mon niveau, il se précipite vers moi pour en découdre et je lui lance : « Arrête, tu ne sais pas ce qu’il m’arrive ! ». Et je poursuis, en lui disant d’une voix ferme : « Mon frère est mort, aujourd’hui ». Je ne sais pas si j’ai repensé à Antoine Doinel dans Les 400 coups, mais c’est sorti comme ça, sans réfléchir…Et là, en une seconde, la colère de mon jeune homme est tombée. Il s’est excusé, piteusement, en bredouillant qu’il ne pouvait pas savoir et nous avons échangé sur nos malheurs pendant dix minutes, en partageant le reste de sa bière, sur la passerelle… »

 

Je sens que mon histoire fait son petit effet sur mon auditoire et une élève me dit : « Monsieur, c’est pas bien de mentir… ». Je rajoute qu’au-delà du mensonge, j’avais inventé une histoire, une fiction, et que cette histoire avait désarmé mon interlocuteur, elle l’avait changé, et que le théâtre pouvait faire ça : nous faire bouger de nous-même, ne plus être tout à fait identique après qu’avant…

 

Ce soir-là, les mots m’avaient été beaucoup plus utiles que mes poings. Et rassurez-vous, mon frère jumeau est, encore aujourd’hui, en pleine forme !


Markowicz Morvan Mangenot Huou

La neige, deux ans après…

Le 16 janvier 2021, Lyon


La neige est tombée hier soir sur Lyon et, à 21h33, je reçois le mail d’une spectatrice qui l’avait vue tomber, il y a deux ans, au théâtre Jean Marais, à l’occasion d’une représentation de Regardez la neige qui tombe…


En la voyant par sa fenêtre, elle a donc repensé à nous et elle a pris le temps de nous écrire pour nous dire que le spectacle l’accompagnait depuis comme « une flamme dont on se souvient et qui nous réchauffe encore 2 ans après en regardant les flocons tomber ».


Nous ne pouvions espérer plus beau retour, plus beau cadeau, pour raviver notre flamme en cette période si incertaine pour nos métiers…


La même chose mais si différent…
Le 20 juillet 2019, Avignon

 

Deux retours de spectateurs sur notre promenade dans la vie et l’œuvre de Tchekhov :


1/ Fuyez ! Fuyez quand il est encore temps ! Prétentieux, agité, vain, criard, ce spectacle dégouterait de Tchekhov le plus ardent russophile. Et en plus il ne récolte que des bonnes appréciations. Ne serait-ce pas suspect ?

2/ Théâtre dans le théâtre. Vie dans le théâtre et théâtre de la vie, au-delà du temps linéaire... Merci de cette sensibilité humaine et poétique jouée magnifiquement.


Troublant (et sans doute rassurant) de regarder la même chose (la neige qui tombe…) mais de la percevoir de manière si différente !

Mais pourquoi faut-il, presque toujours, que celui qui déteste se cache derrière l’anonymat des réseaux alors que celui qui aime, lui, signe de son nom ?



Un an après !
Le 31 juillet 2018, Avignon


Il y a un an, en partant à Avignon pour jouer Regardez la neige qui tombe…, j’apprenais, stupéfait, que la Région Auvergne Rhône-Alpes avait supprimé la totalité de la subvention de la Cie Théâtres de l’Entre Deux. L’année 2017 avait pourtant été, pour nous, la plus riche et la plus active depuis dix ans…


Aujourd’hui, en revenant d’Avignon, je découvre que la Cie est à nouveau soutenue et que le montant de sa subvention a été revalorisé pour 2018.


Entre les deux, il y a eu : des courriers, une pétition, une tribune partagée plus de 3 000 fois sur les réseaux, des lettres envoyées spontanément à la Région par des enseignants mais également par des spectateurs d’Avignon et d’ailleurs, des rendez-vous, des promesses... et enfin une bonne nouvelle !


Merci à tous ceux qui nous ont soutenus ! Bel été et vive le théâtre !



La destination de l’homme…
Le 25 juillet 2018, Avignon


Hier soir, tard dans la nuit, j’ai lu une préface de Roger Grenier dans un ouvrage de Tchekhov : Le Duel et autres nouvelles. Selon Roger Grenier, après son voyage à Sakhaline, Tchekhov cerne enfin sa vérité à lui, à lui seul, et se libère ainsi des influences tolstoïennes…Et cette vérité, on la trouve résumée en une phrase de la nouvelle Récit d’un inconnu :


« J’ai maintenant fermement compris, avec mon cerveau, avec mon âme qui a tant souffert, que la destination de l’homme ou bien n’existe pas du tout, ou bien n’existe que dans une seule chose : dans un amour plein d’abnégation pour son prochain.»


Aujourd’hui, pour notre 96ème représentation, et pour la première fois, j'ai tenté de la dire, cette phrase. Et je crois qu'elle a trouvé sa place dans notre promenade…



Publicité ou convivialité ?

Le 22 juillet 2018, Avignon


Cette année à Avignon, je n’ai pas pris d’encart publicitaire dans le journal La Terrasse. En revanche, j’ai acheté 30 bouteilles de Champagne et autant de Clairette de Die, pour partager un verre, après notre promenade, avec les spectateurs. Cette seconde solution, pour parler de théâtre, est beaucoup moins onéreuse que la première et surtout beaucoup plus conviviale!



Par ici la sortie...et du sang sur la dame...

Le 20 juillet 2018, Avignon


Voilà, c’est arrivé ! Il a fallu attendre notre 90ème représentation pour qu’un couple quitte la salle bruyamment, au bout de 20 minutes…Je me suis toujours dit que si cela se produisait, il faudrait faire quelque chose de cette « sortie », qu’on ne pourrait pas la nier, qu’elle ferait partie du spectacle… J’ai donc essayé et voilà ce qui s’est passé.


Pendant Platonov, j’interromps ma camarade en pleine scène en lui disant : attention, ne sois pas triste! Et là, je vois mon couple se lever en maugréant. Je demande immédiatement à notre régisseur de monter l’éclairage de la salle pour qu’ils ne chutent pas dans les escaliers (je souris en pensant à cette double peine : quitter un spectacle furieux et se casser une jambe !), la lumière monte, je me dirige vers eux pour les accompagner vers la sortie et, arrivant à leur hauteur, le Monsieur me lance « et moi qui étais venu pour écouter Tchekhov ! » Stupéfait, je n’ai pu lui répondre autre chose que « bonne fin de soirée Messieurs Dames » et ils sont sortis, ulcérés… Et nous, nous avons poursuivi, presque comme si rien ne s’était passé, mais quelque peu fragilisés, soyons francs...


Et puis, j’ai repensé à ce « et moi qui étais venu pour écouter Tchekhov !»…J’ai pris conscience alors que ces braves gens ne sauront jamais que tout ce qu’ils venaient d’entendre, jusqu’à leur sortie, n’était rien d’autre que du Tchekhov ! Oui, nous commençons cette promenade par sa biographie - mais pas n’importe laquelle, celle d’Anton par lui même, celle qu’il aurait écrite en disant « Vous voulez ma biographie ? La voici !...Et si vous manquez de faits concrets, remplacez-les par des élans lyriques... » - puis nous enchaînons avec un fragment des Trois sœurs, puis c’est Platonov et mon interruption, qui n’est rien d’autre qu’une mise en abyme de Tchekhov écrivant à son épouse Olga Knipper : « ne sois pas triste sur scène ! ». Bref, du Tchekhov, que du Tchekhov ! Mais ce n’était visiblement pas ce qu’ils voulaient entendre…


Après les saluts, un autre couple est venu nous voir, pour nous dire qu’ils avaient été violentés par cette sortie, qu’ils en étaient bouleversés , qu’ils ne comprenaient pas ! Etrange quand même, cette perception si différente, d’un spectateur à l’autre…


Et pour finir cette drôle d’après-midi, une dame, à qui je venais de servir une coupe de champagne,  m’a dit, avec un grand sourire, en me montrant une tache de sang sur son pantalon clair :

Elle : C’est le vôtre !

Moi (stupéfait) : mon sang ?

Elle : Oui, votre sang, celui de votre coude quand vous êtes venu vous cacher dans mes bras…(et oui, ce Platonov, un Dom Juan et un lâche en même temps !)

Moi : Oh pardon, (regardant mon coude), je ne m’étais pas rendu compte que je m’étais blessé à nouveau…

Elle : Ce n’est pas grave, cela partira avec du vinaigre…


J’ai bien proposé de lui rembourser le pressing mais elle a refusé en me disant, toujours souriante : cela alimentera l’écriture de vos brèves… Elle ne croyait pas si bien dire !



Relâche…

Le 18 juillet, Avignon


C’est relâche aujourd’hui…La neige ne tombera pas cet après-midi sur le Petit Louvre. J’essaie quand même d’écrire une brève, pour ne pas perdre le rythme, pour ne pas complètement me relâcher…


Initialement, les relâches étaient des interruptions inopinées des représentations liés, soit à un évènement national (comme la mort d’un homme d’état ou une calamité naturelle), soit à l’indisposition ou au décès d’un acteur, ou encore aux répétitions d’un prochain spectacle…

Mais comme il n’y a eu aucun cataclysme, que nous ne sommes, avec ma camarade de jeu, nullement indisposés et que nous ne répétons aucun autre spectacle, je ne comprends pas bien cette obligation au repos…


Oui, je sais ce que vous allez me dire : la règlementation, le code du travail, la fatigue…Et puis, il y a tous ceux qui « paradent » sans relâche, sous le soleil d’Avignon, parfois jusqu’à l’épuisement… Alors oui, parfois, il faut se reposer !


Mais pas maintenant, plus tard, quand nous aurons le temps, comme Sonia, à la fin :   

"…mais attends un petit peu Oncle Vania, attends… Nous nous reposerons, nous nous reposerons, nous nous reposerons…"


La vie, le deuil et le théâtre…

Le 16 juillet, Avignon


Hier, après la représentation, j’ai écrit une brève sur la fête et la mort…et comme chaque soir, je l’ai envoyée par mail (avec nos 26 brèves précédentes) aux spectateurs du jour qui nous avaient laissé une adresse, souhaitant ainsi partager avec nous ces petits moments de vie que le théâtre génère.


Et aujourd’hui, en retour,  je reçois un message d’une spectatrice qui nous a beaucoup émus. Et comme elle nous autorise à le partager avec vous, en voici un extrait :


" Sachez que ce spectacle a été pour moi d'autant plus touchant qu'à plusieurs reprises, je me suis identifiée au personnage d'Olga : elle a perdu son bien-aimé le 15 juillet…Et aujourd'hui, le 16 juillet, en écrivant ces quelques lignes, je rends hommage à mon bien-aimé disparu il y a très exactement six mois. Il était un féru du festival qu'il m'a fait découvrir, un passionné de théâtre, et il disait souvent que la vie en était un... 

Hier, plus que jamais pour moi, étrangement à travers les scènes, et pour plein de raisons, la vie ressemblait à ce qui se jouait... C'était un peu moi, un peu lui, que je retrouvais dans ce théâtre... dans ces deux portraits rapprochés sous la neige...Il aurait sûrement beaucoup apprécié votre spectacle. Merci encore pour ces heures suspendues entre réalité et fiction..."

 

Et c’était signé : l’amie de « l’amie de Platonov » dans le spectacle du 15 juillet…



La fête et la mort…

Le 15 juillet 2018, Avignon (jour de finale de la coupe du monde de foot...)


Aujourd’hui, 15 juillet, c’est l’anniversaire de la mort de Tchekhov (le 2 juillet dans le calendrier Julien). Il nous a quittés il y a 114 ans…Mais je crois que ce soir, à Avignon et dans toute la France, on célébrera autre chose, et je suis sûr que le champagne et la bière vont couler à flot…Il a coulé aussi, le champagne, dans la cour du Petit Louvre, mais avant la victoire…Nous avons joué et bu à la santé d’Anton Pavlovitch ! Et la première bouteille que nous avons partagée, nous l’avions ouverte, quelques minutes plus tôt, sur scène, et Tchekhov a dit une nouvelle fois avant de s’éteindre : "Il y a longtemps que je n’avais bu du champagne…"


Et pourtant, il y a quelques jours, j’étais inquiet : notre promenade se finissant à 17h, je craignais que nous soyons peu nombreux pour regarder la neige tomber… Et bien non, nous affichions complets (avec certes une petite jauge de 85 places) et le plus beau, c’est que la moitié de la salle est restée après la représentation, boire du champagne et parler de théâtre avec nous. Ce fut une pause très chaleureuse, après une promenade joyeuse.


Et, pour la petite histoire, la célébration de la mort en même temps que la fête, moi, ça me fait penser au début des Trois sœurs…


Le théâtre et la physique quantique…

Le 14 juillet 2018, Avignon


Aujourd’hui, un couple charmant est resté boire un verre avec nous après le spectacle, visiblement très touché par notre proposition. L’homme, chercheur en physique, me parle d’une dimension « quantique » dans notre promenade…L’ancien ingénieur que je suis frémit de plaisir…L’homme poursuit son raisonnement :


Lui : Si vous prenez un dé, et que vous le regardez de loin, il a 6 faces. Mais si vous vous rapprochez et que vous polarisez votre attention sur l’une d’entre elles, il n’en a plus qu’une, les 5 autres ont disparu…

Moi (voulant être à la hauteur) : Oui, tout dépend toujours de la place de l’observateur…

Lui : Et bien, c’est un peu la même chose avec votre spectacle. On ne cesse de polariser son attention sur un détail, qui nous fait oublier tout le reste, puis on change d’angle, une autre « réalité » apparaît et la promenade se poursuit, et on avance d’étonnement en étonnement…

Moi (flatté) : merci pour ce retour car notre projet était précisément de concevoir cette pièce comme un « paysage », une    « pièce paysage », dans laquelle vous êtes invité à vous perdre et à vous retrouver.


Regardez la neige qui tombe… ou une promenade « quantique » dans la vie et l’œuvre de Tchekhov !



Le texte, la mémoire et l’oubli…

Le 14 juillet 2018, Avignon

 

Ce soir, une spectatrice me demande si elle peut acheter le texte du spectacle. Je lui réponds que les pièces de Tchekhov, dont nous avons joué des fragments, sont disponibles dans toutes les bonnes librairies dans la traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan.

 

Elle : Non, non, je vous parle du texte du spectacle que je viens de voir…

Moi : Ah, mais ce texte n’existe pas ! Nous avons composé cette promenade à partir d’une dizaine d’extraits de Tchekhov que nous faisons résonner avec des éléments biographiques, des correspondances, des témoignages, des anecdotes liées à nos répétitions…

Elle (surprise) : Mais vous avez bien une trace écrite de ce montage ?

 

Et là, je prends conscience que non. Nous n’avons aucune trace écrite de notre travail. Il n’existe que dans nos têtes, dans nos mémoires… Il durait 45 mn il y a deux ans, aujourd’hui nous nous promenons pendant 1h10. Et je crois qu’il n’y a pas une représentation où nous n’avons pas ajouté ou changé un détail : une nouvelle lettre, un accident de la veille qui, le lendemain fait partie de la représentation, une découverte ou un nouveau fragment qui soudain trouve sa place, comme par magie…Et maintenant que je me pose la question, je crois que nous n’avons pas envie, avec ma camarade de jeu, de le figer dans sa forme écrite, notre travail ; comme si,  par ce geste, nous allions décider de sa forme définitive…

 

Et je n’ai pas osé lui dire que, bien-sûr, nous rêvons, nous espérons toujours que ces mots et ces histoires racontées resteront dans les mémoires de ceux qui les ont écoutés - un jour, un mois, une année ou même (soyons fous) une vie - comme des petites traces, des étincelles de notre passage. Car la vraie mort, pour un homme comme pour un texte, c’est l’oubli, le vrai linceul des morts…disait George Sand.



Si loin, si proche…
Le 12 juillet 2018, Avignon

Aujourd'hui, j'ai installé un couple dans le fond de la salle qui visiblement aurait aimé être plus près...​Inquiet qu'ils ne démarrent notre promenade dans de mauvaises dispositions, j’ai voulu les rassurer en leur disant qu'il y allait avoir très peu « d'images » dans le spectacle (sauf une, très belle, à la fin, qu'ils ne pourraient manquer...), que je ne faisais pas un « théâtre d'images », que j’accordais un soin particulier au texte et à la langue et qu'ils allaient très bien "entendre", même un peu éloignés du plateau. Le Monsieur n'était toujours pas rassuré, puisqu’il m’a lancé :

- Si je comprends bien, vous faites un théâtre de l'éloignement !

 Ne pouvant poursuivre le débat, à quelques minutes du départ, je lui ai dit, très calmement :

- Ecoutez, retrouvons-nous après la représentation et si vous me dites que vous avez été gêné par cet éloignement, je vous invite, demain, au premier rang...

 

Après la représentation, je lui ai tendu un verre et il nous a confié ceci :

- Merci...merci pour ce cadeau précieux : d’avoir fait de Tchekhov, que j’imaginais un peu austère, un camarade si joyeux, si​ généreux... presque un « bon copain » !!

​Et il a rajouté :​

- Parce que vous l’aimez tant, vous nous le faites aimer...

​Plus question d’éloignement donc, mais bien de la​ proximité, voire de la ​complicité…
Ouf!!



 Toujours vivant ! (suite et fin de la brève "il sera là ?")

Le 11 juillet 2018, Avignon

Elle est donc venue, ma dame d’hier, mais je n’ai pas pu l’installer au premier rang car elle est arrivée… la dernière ! Elle a donc eu… la dernière place de libre avec, heureusement pour elle, un espace pour sa jambe.
Après la représentation, autour d’un verre, elle est restée longuement et je crois que je l’ai resservie trois fois : une première fois au champagne puis, les deux autres, à la Clairette de Die…Nous avons échangé et à la fin elle nous a confié ceci :
- Vous savez, moi, j’habite ici, je vois 50 spectacles chaque été et quand le festival se termine et que je vois disparaître toutes ces affiches dans des camions, je suis en deuil !
Puis elle rajoute, lyrique, sans doute sous l’effet de la Clairette :
- Je vous aime, je vous porte, je vous accompagne, je vous tracte, je vous tracte!!
En partant, elle a tenu à me faire la bise et elle m’a dit :
- Merci pour ce moment, et dommage que Tchekhov n’ait pas été là !
Ouf, il n’était toujours pas mort, notre très cher Anton… Vivant, bien vivant !


Il sera là ?
Le 10 juillet 2018, Avignon

Hier, j’ai croisé une dame à l’accueil du théâtre qui venait d’acheter la dernière place pour notre «promenade» d’aujourd’hui. Elle semblait un peu «perdue»…Je suis venu la voir, nous avons un peu discuté, du spectacle et de Tchekhov, puis elle m’a demandé si elle pourrait s’installer au premier rang car elle a, me dit-elle, une prothèse de hanche et qu’il lui faut toujours allonger sa jambe…Elle me précise également qu’elle souffre du genou et soulève légèrement sa jupe pour me montrer une articulation bien abimée, en effet…Je la rassure en lui disant que je suis toujours dans la salle pour accueillir les spectateurs et que je m’occuperai d’elle demain. Elle me remercie et en partant elle me lance :
- Et Tchekhov, il sera là ?

Petit silence de ma part car j’ai l’impression qu’elle me pose une vraie question...Je lui réponds, en souriant :
- Je crains que non, il se remet difficilement d’une grave maladie des poumons…
Elle, attristée :
- Oh, le pauvre !
Je n’ai rien osé rajouter et nous nous sommes séparés. Et moi, maintenant, je suis bien embêté… Car aujourd’hui, au Petit Louvre, elle va apprendre qu’il est mort dans la nuit, notre cher Anton…


La « dame » au rire (la suite)…
Le 7 juillet 2018, Avignon

Pour notre 2ème représentation de cette édition d’Avignon 2018, la salle Van Gogh du Petit Louvre était pleine et joyeuse. Nous avons tout de suite senti que la promenade le serait aussi, joyeuse ! Et très vite, j’ai entendu un rire qui ressortait un peu plus fort que les autres et qui m’a immédiatement fait repenser à ma « dame » de l’an dernier (brève n°1) avec son rire lié à l’enfance, communicatif en diable...


Dans notre fragment de Platonov, j’interromps ma partenaire, qui joue Anna Petrovna, en lui demandant (comme Tchekhov le faisait avec Olga, son épouse) de ne pas être triste sur scène ! Puis, je lui propose d’éclater de rire en disant : « Je suis une femme immorale Platonov !». Elle me répond qu’elle ne sait pas rire en scène et là, ma « dame au rire », elle, éclate (de rire) en fond de salle. Je prends immédiatement appui sur ce jaillissement sonore en demandant à Rafaèle de l’imiter. C’est alors que le rire de ma « dame » redouble entrainant sur son passage celui de ses voisins et voisines et créant une ambiance indescriptible…Sur le coup, nous n’avons pas compris pourquoi cela avait pris une telle proportion et nous avons continué, joyeusement.


Après la représentation, autour d’un verre, on est venu me présenter la « dame au rire » et là, tout s’est éclairé. Cette «dame» était en fait un solide et grand gaillard, jovial et souriant, de la stature, comment dire, plutôt du côté des piliers au rugby, vous voyez ? Nous nous sommes serré la main et cette fois, c’est moi qui ai beaucoup ri !


Une lueur d’incendie…

Le 29 mars 2018, Lyon


A l’occasion de notre 75ème représentation de Regardez la neige qui tombe... les dieux du théâtre, souhaitant sans doute nous éviter toute forme de routine propice à l’endormissement, ont décidé de nous infliger un nouvel «accident » de représentation…Et pourtant, tout avait bien commencé au lycée Saint Exupéry!


La veille, j’étais venu, dans un établissement presque désert, avec ma Peugeot 307 bien chargée, pour commencer l’installation. Je fus accueilli et aidé dans mon montage par les deux enseignants de l’option du lycée (merveilleux militants du théâtre que l’on ne remerciera jamais assez pour leur travail et leur engagement auprès des élèves), accompagnés par quelques lycéens, passionnés eux aussi. Le lendemain, nous avons raccordé notre spectacle avec Rafaèle pendant une petite heure, et notre représentation a débuté à 10h devant une soixantaine d'élèves dont l’écoute et l’attention étaient exquises, avant même que notre promenade ne commençât.


Après 10 minutes, nous arrivons sur notre extrait de Platonov. Rafaèle, se préparant à jouer Ana Petrovna, sort du plateau par une porte donnant sur un couloir pour revenir, par une autre porte, en fond de salle, côté public. Elle doit alors tambouriner sur cette dernière en hurlant : Platonov !! Et moi, à ce moment là, je ne sais pourquoi, j’ai cru que cette porte était condamnée et que Rafaèle était bloquée dans le couloir ! Voulant la sortir de cette impasse, je me suis précipité pour la délivrer : j'ai poussé brutalement sur cette porte et j’ai senti un choc, étrange…Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, j’étais soulagé et j’ai donc continué à jouer…


Quelques instants plus tard, Ana Petrovna, m’invitant à boire, je m’approche d’elle et juste avant de lui dire « A la vôtre, tous mes vœux de bonheur » je vois sur son front une énorme bosse et une goutte de sang qui coule lentement vers son nez…Je comprends alors que le choc que je venais d’entendre n’était rien d’autre que celui de sa tête contre la porte, et qu’en voulant la « sauver », je l’avais assommée ! J’étais blême et je n’arrivais à prononcer cette réplique « A la vôtre, tous mes vœux de bonheur… » ! Et pour cause… J’ai donc arrêté brièvement la représentation - moment de trouble partagé avec nos jeunes spectateurs où fiction et réalité s’imbriquent - j’ai demandé un mouchoir aux élèves, je me suis excusé, piteusement, pour ma maladresse, et nous avons poursuivi...


Evidemment, cet accident a rendu le reste de notre promenade si particulière, si sensible… Et je crois que ce fut l’une des plus belles…Et certaines répliques ont résonné bien étrangement. Comme par exemple quand Tchekhov dit, par la bouche de Rafaèle : « Ma santé m’inquiète uniquement quand je vois le sang. Il y a dans la vue du sang coulant dans la bouche quelque chose de sinistre, comme une lueur d’incendie. Quand il n’y a pas de sang, je ne me tourmente pas et je ne prévois pas une nouvelle perte pour la littérature… »



J’ai préféré la deuxième partie !

 Janvier 2018, Marseille


A Marseille, nous avons fêté notre 70ème représentation ! Nous étions invités par une enseignante du lycée Thiers qui avait découvert notre spectacle à Avignon en juillet 2017. Initialement, nous devions jouer dans son Lycée mais comme ce dernier jouxte le magnifique couvent des Bernardines, nous avons finalement conclu un partenariat avec le Théâtre des Bernardines.  Ce qui nous a permis d’accueillir 200 lycéens dans d’excellentes conditions et dans un lieu absolument magnifique : une ancienne chapelle du XVIIIème siècle!

Nous sommes arrivés de Lyon par le train. Avec nous, les portraits d’Olga et d’Anton et une grosse valise contenant l’ensemble des accessoires et les vêtements nécessaires à la représentation. Quant aux quelques éléments de mobilier dont nous avions besoin (une table et 2 chaises) nous comptions bien les trouver sur place.


Nous avons découvert le lieu à 10h, et nous avons été accueillis par notre enseignante, l’administratrice du Théâtre Gymnase-Bernardines et 3 techniciens mis à notre disposition. Grand luxe pour nous, car si nous avions joué dans le lycée, nous n’aurions été  que deux, pour tout faire… Le régisseur plateau ne fut donc pas accablé de travail, il nous a trouvé rapidement une table et deux chaises. Ce qui ne l’a pourtant pas empêché (Rafaèle a surpris une conversation dans la cuisine) de dire à ses collègues : je suis payé pour 6 heures, je n’en ferai pas une de plus ! Etrange…Nous avons réglé quelques projecteurs, qui étaient là pour un précédent spectacle, en essayant surtout de mettre en valeur ce lieu splendide puis nous avons réalisé un filage (un enchaînement de toute la pièce) avec nos régisseurs d’un jour.

A 15h, nous entendons le grondement d’une première centaine de jeunes gens derrière la porte de la chapelle. Avant chaque représentation scolaire, j’éprouve la même appréhension : je me demande si cette joyeuse horde de lycéens acceptera notre invitation à se promener dans la vie et l’œuvre d’un Monsieur qu’ils ne connaissent pas…Et à chaque fois, nous sommes surpris par la qualité de l’écoute et par l’attention que nous accordent nos jeunes spectateurs. Certes, ces représentations sont plus « vivantes » qu’en soirée, fiévreuses parfois, notamment sur l’Ours, mais nous n’avons jamais besoin de nous imposer…On se jauge un peu au début, on se renifle, on se découvre, on s’apprivoise, on se provoque aussi, parfois, mais sans méchanceté. Et finalement, on se retrouve bien vite à jouer ensemble, comme des enfants ! Au noir final, après la neige qui tombe sur Anton et Olga, les applaudissements sont nourris. Et chose étonnante en séance scolaire, ils s’éteignent, ces applaudissements, presque aussi vite que la lumière remonte et que nous réapparaissons sur scène pour saluer. Comme si, pour nos jeunes amis, nous revenions sur le plateau pour leur parler et non pour saluer… Eh bien, c’est exactement ce que nous faisons : nous proposons aux élèves d’échanger, à chaud, sur ce qu’ils viennent de voir et d’entendre, sans aucun temps mort entre la fin du spectacle et le début de notre l’échange.


Et à Marseille, il y eut ce jeune homme particulièrement alerte qui nous fit cet aveu, au moment de se quitter.

Lui : Moi, ce que j’ai préféré dans votre spectacle, c’est la deuxième partie !

Moi : Ah bon? Et elle commence quand pour toi, cette seconde partie ?

Lui : A la fin, après les saluts.

Silence…

Lui : Pour ne rien vous cacher, je m’ennuie souvent au théâtre et je déteste ce moment où les acteurs, de manière quasi militaire, saluent en rang comme s’ils nous disaient « rentrez chez vous » ! Vous auriez pu faire la même chose, partir après votre spectacle, vous aviez fait votre boulot, et pourtant vous êtes restés à discuter avec nous, simplement, pendant plus d’une heure. Merci beaucoup !


Et ce qui est touchant, c’est qu’il y a bien souvent des applaudissements qui viennent clore cette « deuxième partie », des applaudissements en pleine lumière cette fois et que nous accueillons, sans saluer,  avec un large sourire !


Roger Grenier*

Décembre 2017, Verdun


Olga et Anton sont arrivés à Verdun.

Nous sommes logés au 16 bis rue de la folie,
On annonce de la neige pour ce soir,
Et nous jouerons au Grenier Théâtre.
Roger doit sourire de là-haut !


Le lendemain, la neige est tombée, abondamment.

Quelques spectateurs appellent le théâtre,

Ils annulent leur venue,

Ils ne viendront pas voir Regardez la neige qui tombe…

Ils resteront chez eux.

Mais ne soyons pas tristes, ils la verront quand même,

Depuis leur fenêtre...


* Roger Grenier est mort le 8 novembre 2017 à l’âge de 98 ans. Son ouvrage « Regardez la neige qui tombe » nous a beaucoup inspirés pour composer l’itinéraire de notre promenade dans la vie et l’œuvre de Tchekhov.



Un jeune ours soulagé et heureux !

Novembre 2017, Vourles


A l’occasion d’une belle série de représentations de notre Neige à Mornant et au Théâtre de la Renaissance, j’ai repris mon bâton de pèlerin, en amont des représentations, pour aller à la rencontre de collégiens, lycéens, étudiants et élèves d’école de théâtre…A Lyon, Oullins, Vourles ou encore à Soucieu- en-Jarrest, j’en ai «visité » plus de 500 et à chaque fois, j’ai procédé de la même manière. Au bout de quelques minutes, je sors de mon sac un fragment du texte que je suis venu présenter, je fais appel à des volontaires, nous poussons le bureau de l’enseignant pour dégager un espace de jeu et nous nous amusons à faire ensemble du Théâtre ! J’évite donc les préliminaires ennuyeux et les longs discours et je demande surtout aux enseignants de ne jamais préparer les élèves, avant mon arrivée, pour ménager l'effet de surprise.

 

Dans notre rencontre, le texte sera un point de départ et de résistance. Très vite nous entrons dans un processus de répétition, comme si je les connaissais depuis longtemps, en refaisant la même chose, c'est-à-dire quelque chose de différent… Les participants sont toujours étonnés que je les arrête et les reprenne autant, que j’insiste à ce point sur une virgule, une interrogation, une respiration, une consonne, une césure, un silence…Je leur dis que je fais la même chose dans mon travail avec les acteurs et je m’amuse souvent à citer Novarina : les mots, on va essayer de les mâcher comme des «morceaux de viande»…Pas de lecture du bout des lèvres ici mais plutôt apprendre à dire « à plein corps et à pleins poumons » ! Enfin, nous questionnons le fragment que nous venons de « poumoner », nous nous interrogeons ensemble sur ce que nous venons d’entendre, comme pour relier l’œil et l’oreille, comme pour nous habituer à une relation active et vivante avec l’œuvre.



Ce travail me passionne, m’épuise et me régénère… Aucun auteur n’a résisté à ce type d’expérience : Granouillet, Vinaver ou Adamov, aussi bien que Sophocle, Shakespeare ou Molière! Tous les auteurs que j’ai « pratiqués » y sont passés, aussi bien dans un collège, une maison de retraite que dans un lycée professionnel ou une université …

Et, avec un fragment de l’Ours de Tchekhov ce fut, comment dire, très réjouissant !

Imaginez une élève de 3ème vociférant du fond de la salle de classe sur son camarade resté au tableau : Vous êtes un Ours, un Ours, un Ours !

Troublant parfois de constater la facilité avec laquelle ces jeunes gens, de sexe opposé, se hurlent dessus et s’injurient, en toute impunité puisque le texte est là pour les protéger. Mais quand la scène bascule, quand Smirnov passe de la rage à une certaine forme d’admiration pour la jeune Popova, cela devient plus « compliqué » à gérer pour mes élèves d’un jour et surtout plus compliqué à dire, comme par exemple cette réplique :

- elle me plaît positivement, des fossettes mais elle me plaît, une femme étonnante !

Et ce n’est pas fini : quelques répliques après arrive le « je vous aime » de Smirnov adressé à la veuve Popova. A cet instant, le trouble des personnages se confond avec celui de mes jeunes participants ! Parfois, l’élève a lu mentalement le "je vous aime" mais il n’arrive pas à le dire, il est bloqué… Il y a alors un temps extrêmement touchant, un temps suspendu où je le sens tiraillé, où il lui arrive de se décomposer, et quand il parvient enfin à la dire, cette réplique (au prix d’un effort que je ne sous-estime pas), ses camarades éclatent de rire et moi, je le sens alors soulagé ! Un jeune ours, que dis-je, un jeune homme soulagé et heureux !



Il était un piano noir…

Octobre 2017, Lyon


Le vendredi 13 octobre 2017, un vendredi 13 donc, nous avons rejoué, après Avignon, notre promenade dans la vie et l’œuvre de Tchekhov dans une très jolie cave sur les pentes de la Croix Rousse, baptisée A Thou Bout’chant, au 2 rue de Thou. Un lieu principalement dédié à la chanson française.

Nous avons répondu à l’invitation du festival Replay, initié par les Scènes découvertes lyonnaises, festival qui consiste à s’échanger des spectacles, je cite, « coups de cœur », de la saison 16/17, avec l’intention de « mélanger » les publics et de venir ainsi rompre avec cet « entre-soi » qui gangrène parfois nos institutions culturelles… Intention louable donc.

La veille, le 12, je reçois un message de l’assistante administrative du lieu qui me dit :

 

«Petit point pour la soirée de demain, nous avons pour le moment 9 réservations dont 5 invitations. Nous avons la possibilité de maintenir ou d'annuler cette date, nous vous laissons la liberté de prendre la décision qui vous semblera la plus juste.»

 

L’intention était louable, mais dans les faits, ce n’est pas si simple de faire venir au théâtre ceux qui fréquentent habituellement les salles de concert et vice versa…Je prends donc la liberté de ne pas annuler cette date. Le lendemain, j’arrive à 14h, à pied, en tirant un volumineux caddie chargé de notre décor (les portraits de Tchekhov et son épouse, Olga Knipper) et de l’ensemble des accessoires nécessaires à la représentation, c’est à dire pas grand chose…La scène est toute petite (4m par 2m) et elle est encombrée par un gros piano noir dont on m’annonce qu’il devra rester sur la scène…

Il nous servira donc de table : nous y posons habituellement quelques livres, le portrait d’Olga et une coupe de champagne…pleine. Je devance les inquiétudes du régisseur en lui disant que nous protégerons le piano pour ne laisser aucune trace sur son bel écrin luisant. Il accepte et me donne un sous-bock qu’il récupère au bar. A 15h, Rafaèle me rejoint et nous répétons pour adapter notre promenade à l’échelle et à l’intimité de ce lieu insolite. Nous nous habituons à la présence du beau piano noir qui vibre tout particulièrement quand Rafaèle fredonne la Solitude de Barbara…


A 20h, ouverture des portes : pas de miracle mais pas d’apocalypse non plus, puisque les 9 réservations annoncées sont là ! A 20h45, après un mot de bienvenue adressé à nos 12 spectateurs (les neuf plus l’équipe de la salle et une stagiaire), je lance notre traditionnel « au travail » si cher à Tchekhov. Rafaèle s’empare alors de la bouteille de champagne qu’elle tente de déboucher et là, catastrophe : un geyser pétillant en sort et vient baptiser généreusement notre beau piano noir, rendant notre petit sous-bock bien dérisoire…Je sens le directeur se raidir dans la salle, comme s’il se disait « je le savais », et moi, je me précipite en loge pour chercher une serviette et j’essaie d’éponger, tant bien que mal, le piano tandis que Rafaèle essaie, tant bien que mal elle aussi, de prononcer les premiers mots du spectacle: «ça peut vous sembler un peu cavalier de me servir de champagne devant vous…».


Ce « cavalier » a dû résonner bien étrangement dans la tête de notre jeune directeur mais aussi dans celle de l’une de nos 5 invités qui déclara, d’une voix forte :

« Mais on est où là, sur la planète Mars ? ». Je lui ai répondu, dans ma barbe, piteusement : «au théâtre, Madame, au Théâtre…laissez-vous surprendre ! »

Rafaèle, décontenancée par cette entame tonitruante, reprit très vite, comme à son habitude, les choses en main et la promenade fut paisible et douce…


Vive le spectacle vivant !



Deux gros chantiers…

Uzès, août 2017


Le festival est fini, mais cette brève est encore dans ma tête, il faut donc qu’elle en sorte !

En travaillant sur l’œuvre et la vie de Tchekhov, j’ai réalisé d’où venait mon admiration pour cet homme et cet auteur.


Petit fils de serf, fils d’un épicier en faillite, battu par son père, Tchekhov a su naître une seconde fois, pour devenir le médecin passionné et l’écrivain couronné par le prix Pouchkine. Cette « seconde naissance » force l’admiration. Comme chacun de nous, il n’avait pas choisi la première, il avait même commencé par la subir, violemment - je n’ai pas eu d’enfance disait-il - pour s’en affranchir ensuite de la plus belle des manières. Naître à soi même, c’est peut-être le premier chantier qu’il nous faut entreprendre, non pour réussir sa vie mais pour la vivre pleinement, intensément…


Et puis, Tchekhov était atteint de la tuberculose, jeune, et en tant que médecin, il se savait condamné, dès l’âge de 24 ans. Il avait vu mourir son frère Kolia. Et pourtant, il a vécu comme s’il allait devenir centenaire, sans jamais cesser ses activités…Peut-être  avait-il déjà fait le deuil de sa propre mort ? On entend parfois ceux qui l’on frôlée nous dire qu’ils ne vivent plus « après » comme « avant ». Que le présent n’a plus la même saveur, qu’il est vécu avec plus d’intensité, chaque seconde de vie devenant plus précieuse... Second chantier, donc.


Re-naître et faire le deuil de sa propre mort. Allez, au travail !


Travaux des champs

 Avignon, juillet 2017


Ce soir, je n’avais pas de sujet de brève. Nous avons joué notre 21ème représentation de Regardez la neige qui tombe…à Avignon. Une belle représentation, avec de jolies rencontres après, mais pas de déclic pour une brève, la fatigue peut-être…Je pourrais évidement essayer d’écrire sur rien. Démarrer par : j’ai proposé à Rafaèle d’aller manger dans un restaurant chinois que nous avions repéré boulevard Raspail…Nous nous sommes assis à côté d’une jeune femme, seule. Elle venait d’être servie. Une copieuse assiette, avec des nems, du riz cantonnais, du poulet au curry. Envieux, je lui ai demandé ce qu‘elle avait choisi. L’assiette « festival » m’a-t-elle répondu. Nous avons donc commandé 2 assiettes « festival » avec une demi bouteille de Tavel, pourvu qu’on ait l’ivresse qu’importe le (petit) flacon…Et l’histoire aurait pu s’arrêter là…Sans intérêt…


Mais nous avons fait connaissance avec notre voisine, charmante et souriante. Elle est autrice. Rentrée à 30 ans, sur dérogation, dans le département écriture de l’ENSATT, elle vient d’écrire une pièce, « Nina (épilogue) » publiée chez Théâtrale ! Coïncidences toujours…

Sa pièce, c’est la suite de La Mouette nous dit-elle ! Nous parlons alors de Tchekhov, du théâtre, de son « métier »…Puis, elle nous quitte ( un spectacle au Gilgamesh à 21H30) et nous dit qu’elle essaiera de venir nous voir demain, avec son ami(e) et sa mère, si le repas de famille ne s’éternise pas trop…


Quelques minutes après un couple d’un certain âge s’assoit à la table, restée vide, de notre « Nina », dont je ne connais pas encore le nom. De nouveaux voisins donc. La dame nous reconnaît, elle était venue nous voir il y a quelques jours et nous fait quelques compliments, polis…Très vite, la conversation s’engage avec son compagnon, admirateur de Tchekhov. Il nous parle du médecin, du voyage à Sakhaline et nous confie, qu’avec Molière, Tchekhov fait partie de ses auteurs préférés…Rafaèle nous quitte, elle va voir un spectacle sur Barbara et me laisse seul, avec ce couple, en pleine discussion. Elle durera encore plus d’une heure, cette discussion…


Le vieil homme (il vient de me confier qu’il a 90 ans) me dit alors qu’il était magistrat et qu’après un voyage en Croatie, il a écrit une pièce sur le conflit, sur la guerre en ex-Yougoslavie, où il est question de Milosevic et ses sbires. De la Yougoslavie, je ne sais comment, nous sommes passés au génocide Rwandais…Je lui ai parlé de la déflagration qu’avait produit chez moi le livre de Hatzfeld, « Une saison de machettes »…Il m’a répondu qu’il ne l’avait pas lu et qu’il n’avait plus la force, aujourd’hui, à son âge, de s’imposer une telle épreuve…Je lui ai raconté alors l’expérience que j’en avais faite, en option théâtre, au lycée St Just à Lyon, il y a quelques années.

Dans un des chapitres du livre intitulé « Travaux des champs », j’avais coupé 10% du texte puis j’avais fait lire ce texte amputé à mes élèves, sans leur dire ni d’où il sortait, ni le titre du chapitre : travaux des champs… A la fin, je leur ai demandé à quoi cela leur avait fait penser. Les réponses ont fusé :


-      une activité agricole,

-      le travail du bois,

-      la moisson…


J’ai alors lu les mots « coupés » :


-      tête,

-      machette,

-      sang,

-      bras,

-      cris…


Sidération du groupe.

 

Silence.


Le texte parlait bien de l’un des génocides du 20ème siècle mais comme s’il s’agissait d’une activité agricole : de simples « travaux des champs »… Oui, pour les génocidaires, passée la première fois, c’était devenu une activité presque comme une autre, quotidienne, organisée, planifiée et moins fatigante, pour certains, que les « vrais » travaux des champs…A la fin de l’atelier, une élève, Alice,  est venue me voir pour me dire que si elle était en France c’est que ses parents avaient fui le génocide rwandais. Je lui ai immédiatement demandé si elle souhaitait que l’on poursuive ce travail, comprenant très bien que le texte pouvait résonner d’une manière trop violente pour elle, trop proche de cette terrible réalité que ses parents avaient fuie. Non seulement elle voulait continuer mais en plus, elle a tenu à  lire, en présentation de fin d’année, la liste de mots « coupés ». Car nous avons reproduit, avec les spectateurs - et parmi eux les parents, les frères et sœurs d’Alice - ce qui s’était produit en classe à la première lecture. Lire, très simplement, un texte intitulé « travaux des champs », puis égrener, un à un, les mots coupés du texte, et réaliser alors l’impensable…Ce fut l’une des expériences les plus fortes faites avec des élèves et la présence d’Alice y était sans doute pour beaucoup. Le vieil homme m’a écouté, ému… Puis, il a tenu à me demander mon adresse postale pour m’envoyer sa pièce et m’a promis, alors que je ne lui avais rien demandé, qu’il serait dans la salle, demain, au Petit Louvre, pour voir tomber la Neige…


Ainsi, fatigué, j’ai commencé par manger des nems dans un restaurant chinois et suis reparti deux heures et demie après, riche de ces rencontres, oh combien improbables mais tellement réjouissantes !


Les deux dames

Avignon, juillet 2017


Hier, pendant la représentation, j’ai repéré une « petite » dame, fine et élégante, qui a préféré l’inconfort d’un strapontin au premier rang pour être, m’a-t-elle dit, au plus près de la scène.

Pendant toute la représentation, elle était en alerte, l’œil et l’oreille au travail. Elle nous écoutait avec une attention extrême et parfois, je voyais ses lèvres bouger. Aucun signe de sénilité, bien au contraire, elle disait les textes de Tchekhov en même temps que Rafaèle ! Elle connaissait par cœur les fragments des Trois sœurs et  d’Oncle Vania !


Après la représentation, elle s’est précipitée vers moi et m’a parlé, sans interruption, pendant 20 mn. Elle avait besoin de re-parcourir toute la pièce et de m’en faire une analyse précise, détaillée…Je l’écoutais avec beaucoup d’attention et parfois me prenait l’envie de lui dire : vous savez, Madame, je ne suis pas un spécialiste de Tchekhov, ni un universitaire. Ce que vous me dites me réjouit mais cela me dépasse un peu, aussi. Moi, je pars du principe que le « fragment » peut renvoyer au « tout » et que la mise en relation des différents fragments vous permet d’écrire votre propre spectacle, qui n’est donc plus tout à fait le mien… « Offre aux hommes d’autres hommes, pas toi … » disait Tchekhov.


Le fragment, le carottage, la systémique…voilà ce qui me passionne, depuis toujours. Imaginez, on remonte à la surface un échantillon, minuscule, quelques grammes de glace restée emprisonnée pendant des milliers d’années. Et ce fragment va nous parler, il va nous dire la composition de l’air, il y a bien longtemps, et du coup, nous renseigner sur l’évolution du climat et si on met ce « fragment d’air emprisonné » en relation avec, par exemple, un fossile de la même époque, et bien on peut alors imaginer ce qu’était la vie, il y a bien longtemps !


Mais revenons à notre histoire. Pendant que cette dame me parlait, une autre dame (c’est étrange, elles sont plus nombreuses que les hommes au théâtre) écoutait et à deux reprises, elle a tenté une intrusion dans la conversation mais sans succès car la vivacité de la première dame l’en a empêchée…La seconde a fini par partir, dépitée. Elle est allée voir ma camarade de jeu qui m’a racontée la suite de cette histoire.

Cette seconde dame a éclaté en sanglot en lui disant : j’aime pas dire du mal mais …je n’ai rien compris à votre spectacle ! Sans doute avait-elle été impressionnée par le brillant discours de la première dame et peut être s’était-elle sentie « coupable » de ne pas être rentrée dans le paysage qui avait produit tant de joie à la première…Ma camarade a bien tenté de lui dire que, comme à la montagne, quand on est perdu, c’est précisément à ce moment là que nos sens sont en alerte et qu’il faut tenter de nous accrocher à tous les signes de reconnaissance. Une ligne de crête, un sommet, un cairn et hop, joie secrète : je sais à nouveau où je suis ! Que ce n’est pas grave d’être perdu, qu’il faut parfois accepter de l’être, sans panique, sans affolement…


Je n’ai qu’un seul regret avec cette deuxième dame : ne pas l’avoir invitée à revenir voir notre spectacle. Pour être, cette fois, en terrain connu, en tout cas au début, puis s’autoriser à se perdre et à se retrouver, sans larmes mais dans la joie !


Les loges, les cuisines et la rue.

Avignon, juillet 2017

 

Dans la salle Van Gogh du Théâtre du Petit Louvre, nous sommes huit équipes à nous partager le plateau et les loges de 10h à 23h. Il y a donc des règles communes qui régissent l’utilisation de ces lieux communs pour le bon déroulement de ce long spectacle de plus de dix heures avec sept entractes, six jours sur sept. Pour les loges, par exemple, nous ne pouvons nous y installer qu’à partir du moment où le spectacle précédent a commencé, pour nous à 15h55. De 16h à 17h, nous faisons, tous les jours, une italienne (nous disons toute la pièce, très vite, en sur-articulant). A 16h30, je laisse Rafaèle poursuivre son italienne seule et je descends dans les cuisines du théâtre avec mon seau à champagne. On me le remplit alors avec de l’eau et des glaçons (nous n’avons pas de point d’eau dans les loges). L’occasion pour moi de saluer le personnel en cuisine, d’échanger brièvement avec eux, sur tout et sur rien, de raconter un accident de la représentation de la veille et de les voir travailler, parfois dans des conditions difficiles, je vous laisse imaginer la température en cuisine quand il fait 34 degré dans les rues d’Avignon…Ces petits moments de vie, ces rencontres, ont suscité chez certains d’entre eux le désir de venir découvrir notre spectacle et cela me réjouit. Puis, je remonte en loge, en passant je salue le jeune homme de la sécurité qui doit contrôler les sacs des spectateurs, jusqu’à mille personnes par jour dans la grande salle ! Avec ce dernier, nous avons sympathisé, depuis qu’il a soigné mon pouce ensanglanté (Cf. brève Jusqu'à l'os). Parfois, il m’annonce fièrement : « j’ai conseillé ton spectacle aujourd’hui, à des festivaliers indécis », parfois encore « j’ai remis des tracts dans le bac, ils étaient tous partis ». De petites attentions qui nous touchent beaucoup.

A 17h05, nous sommes prêts. Nous guettons les applaudissements nourris des Muses derrière la porte, dans les starting-blocks. A 17h10, une fois le public sorti, commence alors un étrange ballet : nous aidons le spectacle précédent à sortir ses éléments de décors et nous amenons les nôtres. Pour moi, un excellent moyen de me préparer et m’échauffer : une succession d’actions, parfois physiques et qui doivent être précises, ritualisées. Je crois que je préfère l’image de « l’artisan » qui prépare son corps à la tâche, à celle de « l’artiste » qui se préserve dans sa bulle…


A 17h20 : entrée du public. A 17h28, je souhaite la bienvenue aux spectateurs, je présente ceux qui ne sont plus mais que nous entendrons (Tchekhov et Olga), ceux qui sont que nous entendrons mais que nous ne verrons pas (les traducteurs André Markowicz et Françoise Morvan) et enfin ceux qui sont, que nous verrons et que nous entendrons (Rafaèle et moi). Je précise qu’il n’y aura aucune injonction concernant les téléphones (je crois que Tchekhov aurait détesté) et j’indique la procédure à suivre en cas de sonnerie : une petite pause dans la promenade : suspension de la fiction, lumière dans la salle, regards bienveillants dans l’environnement proche de la source sonore puis, fin de la pause et reprise de la fiction, en douceur. A 17h30 précise, je lance un « au travail ! » et le bouchon de la bouteille de champagne saute. La promenade commence.

Une heure plus tard, elle se termine. Ou plutôt non, elle se poursuit par un échange, dans la cour du théâtre, autour d’un verre. Chaque soir, nous sommes entre quinze et vingt à finir la bouteille de champagne ouverte sur le plateau et nous prévoyons toujours de la Clairette de Die, en renfort, quand le champagne vient à manquer. Ces échanges se poursuivent, parfois jusqu’à 20 heures…


Certains veulent supprimer le festival d’Avignon, cette grande braderie commerciale…

Je soutiens que je ne me pervertis pas en y participant. J’entends souvent de beaux discours sur « l’Artiste dans la cité » mais encore faut-il qu’il sache descendre dans la rue, l’Artiste…Ici, à Avignon, je réalise parfois cette utopie : rencontrer un(e) inconnu(e) dans la rue, lui parler de Tchekhov et de théâtre (parfois pendant plus d’une heure), le (la) retrouver dans la salle le soir et enfin, échanger autour d’un verre, jusqu’à la tombée de la nuit…

Vive le théâtre !


 Jusqu’à l’os !

Avignon, juillet 2017

 

Hier, en représentation, les dieux du théâtre m’ont mis à l’épreuve. En réaction, sans doute,  à ma brève sur les « accidents » et le sel de la vie…


Sur l’Ours, pour la première fois, j’ai trituré le muselet de la bouteille de champagne, resté sur le bureau de la veuve Popova…Ma rage passait dans ce petit objet métallique que je tordais nerveusement. Soudain, j’ai vu ma main en sang : une coupure de 2cm au niveau du pouce…Je continue à jouer mais la blessure saigne de plus en plus, des gouttes tombent sur le plateau. Heureusement, des spectateurs du premier rang me tendent des mouchoirs en papier blanc. Je les utilise pour comprimer la plaie mais très vite, ils passent du blanc au rouge et de nouveau, mon sang perle jusqu’au sol. Je me débarrasse des mouchoirs imbibés et plonge ma main dans le seau à champagne, faisant teinter les glaçons. Elle est saisie par le froid, sensation agréable mais vite atténuée par la couleur de l’eau qui vire au rose…Je vois mes sauveteurs du premier rang sortir de nouveaux mouchoirs mais il me faut maintenant utiliser les grands moyens si je veux aller au bout de la scène. Sortant la main du seau, j’enroule la plaie dans le linge prévu habituellement pour égoutter la bouteille de champagne, puis, je vais chercher, en fond de scène, un gros rouleau de scotch. Je comprime à nouveau la blessure en faisant, cette fois, trois tours avec ce sparadrap de fortune. La succession de ces actions n’a évidemment pas interrompu le dialogue avec ma chère débitrice !

Me voilà maintenant affublé d’un énorme pouce rendant la scène du duel encore plus cocasse : « …et avec ce doigt là, vous appuyez sur le petit machin ».


Le soir, après avoir désinfecté et pansé plus convenablement mon pouce, je découvre une nouvelle critique dans la presse, dont le titre était : « Tchekhov jusqu’à l’os ». Ils ne croyaient pas si bien dire !


Une joie secrète (Olga et le point K)

Avignon, juillet 2017

 

Ce titre, je le dois à André Markowicz, qui m’a raconté, il y a dix ans, une histoire qui m’avait beaucoup touché. Je crains que cela ne soit plus vraiment, aujourd’hui, son histoire mais seulement le souvenir que j’en ai… Celle d’un homme qui retrouve, un jour, la moitié d’une chose précieuse pour lui (je ne sais plus s’il s’agissait d’une photo, d’un tableau ou d’une lettre) dont il avait conservé l’autre moitié. Quand il ré-unit les deux parties, restées disjointes pendant tant années, il éprouve alors « une joie secrète ».


Une nuit, à Avignon, je me suis réveillé en repensant à Anton Tchekhov et son épouse, Olga Knipper, que nous ré-unissons, sous la neige, à la fin de la représentation. Et là, je me suis dit : « Bon Dieu de bois, je sais que Tchekhov est mort en 1904, on le dit dans le spectacle, mais Olga ? ». Je me précipite sur mon ordinateur et je découvre qu’elle est morte en 1959, à l’âge de 90 ans, et qu’elle a exercé son métier d’actrice jusqu’à la fin de sa vie ! Vous vous rendez compte : 1959 !! Presque hier ! Cette découverte m’a procuré, en pleine nuit, une joie secrète intense. J’ai eu envie de réveiller toute la maison et de crier : « Olga Knipper a vécu 55 ans après la mort de son mari, et jusqu’au bout, elle a exercé son métier d’actrice ! ». Mais, je me suis rendormi, heureux.

Dès le lendemain, nous avons décidé de partager cette « joie secrète » avec les spectateurs…


Et cette histoire a réveillé en moi un souvenir d’enfance, ou plutôt d’adolescence.

Je devais avoir 15 ou 16 ans. Je me suis couché un soir, sans avoir résolu un problème de géométrie où je devais démontrer «l’alignement du point K». Et pourtant, j’y avais mis tout mon petit cœur sur ce point K ! Quand une chose me résiste, je suis très besogneux, très laborieux et je m’acharne parfois jusqu’à l’épuisement. Mais là, mes efforts ont été vains. Enfin, pas vraiment. Ils ont dû servir à quelque chose car en pleine nuit, je me suis réveillé brusquement, je me suis précipité à mon bureau et, en quelques minutes, j’ai démontré l’alignement du point K ! La chose qui m’avait tant résisté me paraissait maintenant si simple. J’ai posé mon crayon, et là, j’ai éprouvé une joie secrète !

Puis, je me suis rendormi, heureux.

Le lendemain, je n’avais qu’une seule envie : la partager avec la terre entière, cette joie secrète. Donc, quand Mlle Kahn, notre professeur de mathématique, invite quelqu’un à passer au tableau, je suis le plus prompt à lever la main et j’ai le privilège de démontrer l’alignement du Point K devant toute la classe !


Mlle Kahn a dû sentir qu’il se passait quelque chose en moi. L’ardeur que je mettais au service de cette démonstration était-elle inhabituelle ? Je ne le sais... Peut-être. Toujours est-il que quelques jours après, j’avais sur ma table, en cours de mathématique, un petit paquet. C’était un présent de Mlle Kahn…Je l’ouvre et je découvre un pain d’épice, en forme d’animal, avec cette inscription, au sucre blanc :

« Bravo Philippe pour le point K ! »


La vie, le sel et le catalyseur

Avignon, juillet 2017

 

Cette nuit, j’ai rêvé d’une rencontre, après la représentation de notre Neige, avec de jeunes spectateurs. Inspirée sans doute par les centaines de « vraies » rencontres faites dans les lycées depuis 20 ans. Voilà ce qu’il m’en reste ce matin.


Un élève : Mais, Monsieur, quand vous dites à l’actrice, pendant le spectacle, qu’elle a oublié de se mettre à genoux, c’était prévu?

Moi : A ton avis ?

Lui : J’sais pas mais franchement si c’est pas dans le spectacle, ça se fait pas !


Moi : Aujourd’hui, c’est dans le spectacle mais un jour, elle a vraiment oublié et moi je suis resté bête, il me manquait quelque chose et j’ai perdu mon texte, j’ai eu un trou…et le soir, je m’en suis voulu de ne pas avoir rebondi sur cet «accident», de ne pas être resté au présent. Donc, j’ai demandé à l’actrice de « refaire » cet accident le lendemain, et moi, je l’ai reprise en direct. Je lui ai dit, devant les gens, qu’elle avait oublié de se mettre à genoux et elle, vexée, elle l’a fait à l’excès, et du coup, les deux situations de crise se sont confondues : celle entre l’actrice et le metteur en scène et celle entre Eléna et Smirnov…

Lui : Oulala c’est compliqué…Donc vous faites jamais la même chose ? Les accidents, il y en a pas tous les jours quand même, hein ?

Moi : Non, enfin si, presque tous les jours…et les accidents ne viennent pas toujours de nous. Il y a parfois les cloches de l’église qui sonnent, un spectateur qui dort bruyamment, une dame en colère qui se lève, un téléphone qui sonne…On ne peut pas faire comme si ça n’avait pas lieu. C’est un moment du présent qu’on doit vivre, qu’on ne peut pas nier.

Lui : Ah, d’accord…Je comprends.

Moi : Et ces accidents évitent au spectacle de se « figer », car quand ça commence à se « figer », et bien, ça commence à mourir…Comme dans la vie…

Lui : Comment ça, comme dans la vie ?

Moi : Dans un couple par exemple. Si on ne se dit plus rien, si on se laisse "grignoter" par le quotidien, si on ne saisit plus les «accidents de la vie» et bien, ça peut se figer…et ensuite, ça peut geler,  et parfois, quand ça gèle, ça devient si « dur » qu’on ne peut plus rien faire…enfin si, se séparer…mais ça, c’est pas drôle !

Lui : Pour pas se séparer, pour pas que ça gèle, on fait quoi ?

Moi : Quand on sent que ça commence à se figer, quand les molécules d’eau se cristallisent, il faut agir, se réveiller, bouger, se bouger. Tu sais ce qu’on met sur la route quand la pluie commence à geler ?

Lui : Oui, on met du sel…

Moi : Pour nous, c’est un peu pareil, il faut trouver le « sel » de la vie pour qu’elle se fige pas…

Lui : Et c’est quoi, le sel de la vie ?

Moi : Dans Platonov, par exemple, le sel de la vie, pour Anna  ce serait : voyager, aller au théâtre, prendre un grand bol d’air ! Tu as fait de la chimie ?

Lui : Euh… oui, mais je vois pas le rapport…

Moi : Au niveau des molécules, c’est la même chose. Si tu mets deux éléments ensemble, parfois il ne se passe rien. Mais si tu mets ces mêmes éléments avec un petit truc en plus, qu’on appelle un catalyseur, alors là : boum, réaction chimique, transformation !! Et le plus fou, c’est que le catalyseur, le petit truc en plus, tu le retrouves intact après la réaction chimique, il n’a pas bougé. Il était indispensable pour que la réaction se fasse mais il n’a pas agi chimiquement.

Lui : Ah, je vois, il faut trouver le bon petit truc pour qu’il se passe quelque chose.

Moi : Oui, c’est ça.

Lui : Merci Monsieur, je voyais pas le théâtre tout à fait comme ça…


La vieille, la moche et le méchant

Avignon, juillet 2017

 

Dans l’Ours, comme nous ne sommes que deux, nous avons supprimé le rôle de Louka, le vieux laquais de la veuve Eléna. Enfin, non…nous ne l’avons pas tout à fait supprimé, ce troisième personnage, car c’est la salle qui le prend en charge : restant éclairée, elle devient un partenaire de jeu. Partenaire silencieux souvent, agissant parfois...

Juste après la fameuse réplique de Smirnov adressée à la salle « Avez-vous vu dans votre vie une femme qui soit sincère, fidèle et constante ? Jamais ! ». Je rajoute, en désignant deux spectatrices :

« De fidèles et de constantes, il n’y a que les vieilles et les moches ! ».

Je prends bien soin, évidemment, de choisir une jeune femme pour la « vieille » et un visage radieux et bienveillant pour la « moche »…puis j’établis un petit signe de connivence et d’excuses avec « la vieille » et je vais murmurer à l’oreille de « la moche » que je la trouve magnifique. Et, à la fin de la représentation, j’offre les premières coupes de champagne à mes deux partenaires d’un soir.

Hier, aucune « jeune » spectatrice en vue sur les trois premiers rangs et, dans le feu de l’action, je désigne comme « vieille » une dame, d’un certain âge, au premier rang…

Et bien, cette dame est venue me voir après la représentation, elle voulait nous remercier pour le spectacle mais elle tenait à me dire quelque chose de très « terre à terre »...

Elle : Je n’ai pas du tout apprécié que vous me désigniez comme « la vieille »!

Moi : Oh, mille excuses, mais ce n’était pas tout à fait moi… et vous avez vu que j’ai eu l’élégance de vous demander pardon avec un petit geste de connivence…

Elle : Non Monsieur, vous avez surtout eu l’inélégance de me choisir pour la « vieille »…

Moi (m’emmêlant les pinceaux et m’enfonçant) : Habituellement je cherche toujours une jeune femme pour la vielle…mais ce soir…

Elle sort, vexée…

Et nous, bien embêtés…car nous ne pouvions imaginer un tel scénario et comme il s’est présenté, il nous faut maintenant trouver le moyen qu’il ne se reproduise plus…Nous sommes donc au travail pour y remédier.


Je sors !

Avignon, juillet 2017

 

Pendant notre promenade dans la vie et l’œuvre de Tchekhov, nous faisons une petite halte dans la comédie avec un fragment d’un « petit vaudeville bien creux et bien franchouillard » (dixit Anton lui même) : l’Ours.

Smirnov, que j’interprète, s ‘en prend violemment à sa créancière et à travers elle, sa rage s’étend à toutes les femmes. En rage donc, je prends à partie les spectateurs et leur demande : « Vous avez déjà vu dans votre vie une femme qui soit sincère, fidèle et constante ? » puis m’appuyant sur la non-réponse du public, je triomphe en disant : JAMAIS !

Et là, à ce moment précis, une spectatrice s’est levée, a pris son sac et s’est écriée : JE SORS !

Stupéfaction générale …Puis rires et, tant bien que mal, le mari de la femme outragée a réussi à retenir son épouse dans une ambiance indescriptible.

Ouf, elle n’est pas partie…son homme a su la ramener à la réalité, elle qui s’était égarée dans la fiction... Et ce qu’elle ne sait pas, la belle indignée, c’est qu’elle fait aujourd’hui partie de notre spectacle puisque je suis en train de raconter son histoire!



Jusqu’au bout…

Avignon, juillet 2017


Après la représentation, nous offrons un petit verre à ceux qui prennent le temps de nous attendre. Prendre le temps à Avignon…et bien, ils sont chaque soir entre quinze et vingt à échanger avec nous sur ce qu’ils viennent de voir et d’entendre.

Hier, un homme, seul, d’un certain âge, est resté après, longtemps, silencieux, passant d’un groupe à l’autre et écoutant les conversations avec beaucoup d’attention …Profitant d’un moment où j’étais seul, il est venu me voir pour me dire qu’il avait été très touché par notre proposition et particulièrement ému quant nous avons évoqué que Tchekhov, même malade, n’avait jamais cessé son activité…Il m’a alors parlé de son épouse, psychothérapeute, spécialiste des couples en situation d’échec dans un projet d’adoption. Atteinte d’une maladie grave, elle a, elle aussi, travaillé jusqu’au bout.

A la toute fin, elle ne pouvait plus consulter que par téléphone et ce Monsieur, dont je sentais l’émotion monter, me précisait que rien, dans la voix de son épouse, ne laissait transparaitre qu’elle vivait ses derniers jours ; elle  a écouté et soigné les souffrances des autres, jusqu’au bout…


L’homme et le chien

Avignon, juillet 2017


Un homme m'apostrophe dans la rue, moi roulant sur ma trottinette pour aller au théâtre, lui assis à une terrasse de café.


Lui : Monsieur, s'il vous plaît, pourrais-je avoir un tract ?
Moi
(surpris) : Oui, bien sur...Vous aimez Tchekhov ?
Lui : Non, je ne le connais pas, c'est le nom de mon chien....
Moi : ...et bien, venez découvrir l'homme au Théâtre du Petit Louvre.


La dame au rire

Avignon, juillet 2017


Il y a deux jours, une dame a ri pendant presque toute la représentation mais d’un rire, comment dire, très particulier. Un rire spontané qui éclate d’un coup, un rire qui étonne, communicatif en diable, un rire lié à l’enfance. Et bien, cette dame est venue me voir après la représentation, sur le plateau, elle m’a glissé discrètement une petite carte avec une adresse mail et elle m ‘a dit, en chuchotant :


Elle : C’est l’adresse de notre curé, il faut qu’il vienne, il va vous trouver des dates…

Moi : Merci beaucoup. (Reconnaissant la dame au rire) Ah, mais c’est vous qui avez ri comme ça ! Merci, car vous étiez si joyeuse…ce fut très agréable de jouer pour vous.

Elle : Oui, j’ai demandé au Seigneur de me conserver une âme d’enfant, il m’a exaucée…

Moi : Ah ?

Elle : …et je vais prier pour votre succès. Merci encore à vous pour toute cette joie apportée



Share by: